Je ne suis personne ( 2 )

    A l'époque, je voyais encore Thierry, un expert d'assurance chez Renault, que j'avais rencontré quelques années plus tôt. J'avais endommagé la portière de mon véhicule en effectuant une marche arrière dans mon garage ( quelle idée de faire des portes coulissantes aussi étroites ) et j'avais essayé de faire croire à l'assurance que ma voiture avait été vandalisée sur un parking de supermarché, un jour d'affluence.

- Quelqu'un aura perdu le contrôle de son caddie...

- Et comment justifiez-vous les débris de plâtre qui ont éraflé la peinture, madame ?

    L'expert était petit, mais carré d'épaules. Son nom s'affichait en toutes lettres, épinglé sur sa chemise grise: Thierry Resato. Il se dégageait de sa silhouette massive une impression réconfortante de sécurité physique. Ses cheveux, mi-longs, auraient pu lui donner un air négligé, mais je lui trouvais au contraire une allure gitane plutôt séduisante.

    Je décidai de laisser le charme opérer. En cas d'échec, je pouvais dire adieu à ma semaine de vacances en Normandie, vu l'augmentation que ma police d'assurance ne manquerait pas de reporter sur mes cotisations mensuelles.

- C'est mademoiselle. Victoire.

- Ne criez pas Victoire trop tôt, mademoiselle. Votre histoire ne tient pas trop la route...

- Non, je veux dire: vous pouvez m'appeler Victoire, c'est mon prénom. Ecoutez, je vois bien de quoi ça a l'air... Je suis une gourde. Mais si je peux éviter un malus, je vous offre un resto. Je paie déjà mon assurance les yeux de la tête...

    Il sourit. Je sus que c'était gagné. Les protestations n'étaient là que pour la forme.

- Tentative de corruption, donc...

- Par les temps qui courent, personne ne refuse un repas à l'oeil.

- Et en charmante compagnie... Rassurez-moi: ce n'est pas une de vos habitudes ?

    Nous ne nous sommes plus quittés. Du repas à un ciné. Du ciné à mon appartement. Du lit à l'album photo, Thierry s'était frayé un chemin jusqu'à mon univers.

    Il ne partageait pourtant pas ma vie de façon régulière. Chacun avait son chez-soi, mais un regard à travers mon F3 suffisait à révéler à mes invités qu'un homme avait pris ses marques dans mon appartement.

    Thierry fut l'un des premiers à comprendre que je n'étais plus moi-même.

    Les changements survinrent de manière progressive, sans que je m'en rende compte moi-même. Sylvie, Thierry... Dans un premier temps, je crus qu'ils se liguaient contre moi.

    Oui j'arborais un objet tribal dont l'esthétique pouvait offenser la vue, et alors ?

    Oui il s'agissait peut-être d'un gri-gri, d'un fétiche, et alors ?

    Non, il était impensable qu'une substance nocive me drogue à mon insu. Quoi donc ? Du jus de calebasse, et puis quoi encore ?